J’ai passé l’été avec ce livre.
Au début, impossible d’avancer dans sa lecture : à chaque page, pour je ne sais quelle raison, les larmes me montaient aux yeux.
Je pense que le fond de cette émotion (étonnante pour quelqu’un de plutôt rationnel comme moi) était lié à un sentiment de reconnaissance.
Ou plutôt de « re-co-naissance » dans le sens « re-naître ensemble » ou encore se retrouver – « re-connaissance ».
Et c’est bien la première fois qu’un livre me fait cette impression (dès les premières pages d’autant plus) : Quelqu’un, quelque part, comprenait précisément (et décrivait) la complexité de ce je pensais et ressentait face à l’état du monde.
Pourtant, à la lecture du titre, je m’attendais surtout à ce qu’on parle d’autres que moi : « Les Suspendu-e-s » que l’auteur Sandrine Roudaut décrit dans son sous-titre comme des « Utopistes, insoumis, désobéissants qui écrivent demain et s’accomplissent ».
Autant d’images qui, si elles me plaisaient, ne correspondaient pas vraiment à l’image que j’avais de moi (ou alors secrètement, via mon reliquat ridicule d’adolescent romantique promettant à qui voulait l’entendre qu’il allait changer le monde).
Voilà le tour de force prodigieux qu’exerce la lecture de ce livre.
« Nous sommes celles et ceux que nous attendions »
C’est l’évidence qui vous frappe à chacune de ses pages.
Pourquoi ?
Parce que, avec une pédagogie rare, Sandrine Roudaut dissèque méthodiquement tout ce qui aurait pu nous faire croire le contraire.
Elle nous montre, par exemple, en quoi les héros que l’on connait n’en sont pas (nous les avons mythifiés). Tombés de leur piédestal, ils et elles nous apparaissent incroyablement humains et finalement très proche de nous. Nous aurions pu être à leur place, ils n’avaient pas de don, ils se sont juste façonnés par leurs choix.
Elle expose aussi, via les expériences passionnantes dite de Milgram ou celle du jeu télévisé XTreme que l’on peut tout aussi bien, dans un certain contexte, être bien plus obéissants (et dans un certain sens, monstrueux) que ce qu’on veut bien s’avouer.
Notre petite voix intérieure qui nous dit « Il l’a quand même bien mérité » ou « J’étais obligé sinon ça aurait mis en danger le reste » en prend un sérieux coup.
Mais pour autant (et c’est là le génie), ce livre ne condamne pas.
Il nous invite à accepter. Nous, en tant qu’individu rationnel et très sympathique au demeurant, avons une machine terrifiante qui peut se mettre en marche. La banalité du Mal chère à Hannah Arendt, la servitude et l’obéissance à tout un tas d’autorités, de règles, de groupe social, de statut quo.
Mais, même si ce Mal sommeille au fond de nous, on apprend qu’on peut le taire. On peut refuser. Et il y a des conditions, des manières d’être qui favorisent ce comportement de demi-héros, ce comportement de « Refusance ».
Là encore, ces Refusants sont loin d’être mis sur des piedestales. Pire, ils sont souvent traités de lâches d’un côté et de « presque-collabos » de l’autre. Ils et elles sont « suspendu.e.s » entre la Résistance (ceux qui luttent contre le Mal), les attentistes (qui se portent bien de vivre leur petite vie) et les collabos (qui servent la machine du Mal).
Les Refusants auraient dû être des collabos, mais ils font un pas de côté.
« Non pas moi. Que les autres fassent ce qu’ils veulent, mais moi je ne participerait pas. »
Des comportements si atypiques et pleins d’humanité qu’on a envie de les qualifier d’ « héroïques », alors que leurs auteurs sont loin d’être des héros et ne s’en réclament absolument. Ils l’ont fait pour eux-même, pour leur humanité. Indescriptibles, discrets, suspendus. Et surtout…. terriblement proche de nous.
Proche de nous. Distancé de la complicité, à une seule décision de distance. Précisément.
Zéro talent requis.
A la portée de chacun.
Un premier pas se dessine alors : si je ne suis pas encore prêt pour la Résistance, je peux au moins refuser.
C’est dans mes cordes. Il me suffit de dire non.
Peut-être que ça ne changera rien, peut-être que je ne sauverai rien, mais au moins je serai en paix avec moi-même et quand viendra le soir, j’aurai un.e Refusant.e dans la glace en face de moi.
Sandrine Roudaut montre ainsi les exemples et pose les bases de la suite : comment s’autoriser à « être » plus humain ?
Pourquoi tous les humains ne sont-ils pas tous humains ? Qu’est ce qui leur enlève indiciblement leur humanité ?
Et le plus important : comment la leur restituer ? Comment nous nous la restituer, dans notre vie de tous les jours ?
Il n’y a pas une personne dans notre entourage qui ne critique pas l’absurde de notre société : individualiste, capitaliste, consumériste à outrance, violences et injustices… Tout le monde est d’accord pour dire que l’on marche sur la tête.
On déteste le jeu « de société », mais on continue à y jouer.
Et c’est là que s’invite une autre part de la magie du livre des Suspendu(e)s.
Sa capacité à peindre avec précision ce moment d’éveil où, le sourire joyeux et serein aux lèvres, on quitte la table de jeu.
L’auteure nous plonge dans les détails de cette libération et nous en explique les tenants, les aboutissants et les « suspentes ».
Car tout ne sera pas rose, bien entendu, mais c’est la bonne direction.
La bonne direction car elle rend heureux, qu’elle contribue à quelque chose de plus grand que nous (avec tous ces sentiments d’ivresse et de joie qui lui sont associés).
Mais surtout la bonne décision car c’est celle que personne ne regrette. On sent dans la description de cette « suspension » (une libération qui quelque part terrifie d’ « être au monde ») une irréversibilité. De la même manière que lorsque l’on quitte pour la première fois le domicile familial on quitte le confort pour goûter à la liberté, désobéir au système et s’obéir à soi est un vertigineux sens unique.
C’est à cette saveur que Sandrine Roudaut nous fait goûter.
Associée à une myriade d’autres, toutes « suspendues », à la fois complexes et évidentes, terribles et magnifiques.
Elle nous autorise à ressentir la colère, tout en nous apprenant à ne pas la laisser nous dominer. Comme un feu intérieur qui nous tient éveillé, vivant, mais qu’on saurait destructeur s’il s’étendait hors de son foyer.
Mieux, elle reconnait une puissance en chacun de nous, Suspendu(e)s : ce sont ces doutes permanents, cette mosaïque d’émotions, et cette indémontable humanité qui, loin de nous affaiblir, nous donne notre force et notre joie, notre « utopie d’être » comme aime l’appeler Sandrine Roudaut.
Joseph Kessel écrivait à propos du magnifique Mermoz : « Archange glorieux, neurasthénique profond, mystique résigné, païen éblouissant, amoureux de la vie, enfant et sage, tout cela était vrai chez Mermoz, mais tout cela était faux si l’on isolait chacun de ces éléments. Car ils étaient fondus dans une extraordinaire unité. […] C’était un homme, tout un homme, rien qu’un homme. «
Sandrine Roudaut nous fait ce cadeau de reconnaître le merveilleux de Mermoz en chacun de nous :
Nous sommes des humains.
Des humains tout entier.
Rien que des humains.
Et de cette humanité découle le pouvoir et le devoir intérieur (celui qui s’impose à nous par notre cœur) d’être au monde, pleinement, avec radicalité au sens étymologique et lumineux du terme : racine, essentiel.
Ce que je retiens de ce livre Les Suspendu(e)s ?
Enormément de chose tant il est dense.
Mais celles ci me viennent spontanément à l’esprit, sans même avoir à le feuilleter :
- L’époque est à la fois tragique et sublime. Tragique car les injustices envers les humains et les non-humains sont catastrophiques et insoutenables. Sublime car nous avons une nouvelle fois un rôle à jouer, une opportunité de s’accomplir dans un grand mouvement planétaire, local, personnel.
- Nous sommes celles et ceux que nous attendons. Les héros ne naissent pas ainsi, les monstres non plus, seule l’expression de notre liberté d’être et notre insoumission à l’inacceptable nous font prendre (ou pas) la même direction qu’eux.
- Nous sommes déjà des exemples pour d’autres, nous les influençons à chaque instant par nos actions. Pour le meilleur comme pour le pire. Choisissons d’être vu comme insoumis à l’insoutenable (nous serons « vu » de toute manière), et loin d’être isolé, Milgram nous montre que nous avons un pouvoir extraordinaire.
Lorsque nous sommes servils, d’autres nous copient, et lorsque nous désobéissons, d’autres nous suivent. Nous sommes les excuses des autres pour le pire et l’inspiration pour le meilleur; - La servitude volontaire et la soumission ne sont pas aléatoires, elles viennent de biais cognitifs profondément humains, mais que l’on peut déjouer.
- Pour contribuer à une autre histoire, il suffit de « désobéir », de se tenir debout, droit dans ses bottes.
- Le Suspendu doute constamment, se remet en question, fuit l’odeur nauséabonde du confort matériel et intellectuel qui « anesthésie l’élan de l’âme ». Il est suspendu dans son empathie pour l’humanité tout entière, il refuse la barbarie quand bien même si elle est présentée comme vengeresse ou nécessaire, et quand bien même elle vienne de « son propre camp ». C’est de cet inconfort que vient son éclat. Quoi qu’il arrive, il est insoumis, il fait partie de la grande tribu des Vivants.
- On peut s’autoriser à être au monde et accomplir notre « utopie d’être », entre projet personnel et collectif. Nous avons une place dans ce monde, et ce monde a une place dans notre vivant.
En conclusion, « les Suspendu(e)s » est pour moi une véritable référence.
Une référence au sens de « je le cite incroyablement régulièrement » et « je vois des comportements de Suspendu(e)s partout » (et ça me procure un profond sentiment de joie et de reconnaissance).
Une référence au sens où je l’ai déjà recommandé ou offert à beaucoup de mes proches (notamment beaucoup de femmes) car j’avais le sentiment qu’ils pourraient véritablement s’émerveiller de cette invitation.
Mais aussi et surtout une référence en tant que point de reconnaissance. Une sorte de monument lumineux et stable auquel on peut se fier pour avancer et trouver sa place dans le monde.
Un immense merci à Sandrine d’avoir accouché d’un tel phare. Il en aidera beaucoup.
Il est disponible ici aux éditions La Mer Salée .
Je ne touche aucune commission. Mais sachez par contre que plus ce livre sera lu, plus le monde se portera mieux et ses lecteurs se sentiront accomplis.